Dernières lectures – Printemps 2020

Livres lus en avril, mai et juin 2020

Après bien des mois de retard, voici enfin le petit bilan de mes lectures printanières.

Malgré le confinement, j’ai eu beaucoup de mal à trouver le temps de lire. J’avais du mal à me concentrer, je décrochais systématiquement au bout de quelques lignes et peinais à progresser dans les ouvrages que je commençais.

Plutôt que d’insister avec des ouvrages trop exigeants, j’ai donc préféré, dans un premier temps, me replonger dans des livres que j’avais déjà lus et aimés de tout mon cœur (il se trouve que je n’avais parlé ici d’aucun des deux, c’est l’occasion), puis dans un petit pavé de science-fiction / fantasy. Il y a aussi eu le doux roman de Pauline, qu’elle a eu la générosité de mettre à disposition gratuitement pendant le confinement, et un essai politique facile à lire et enthousiasmant.

Coline Pierré, Éloge des fins heureuses

Éloge des fins heureuses by Coline Pierré

Le site des éditions Monstrograph présente cet essai comme « un plaidoyer pour l’imagination et pour la fiction, une défense de l’optimisme, des fins heureuses, du romantisme et de la littérature “féminine” comme arme politique, comme instrument d’émancipation sociale, comme démarche féministe. »

Dans ce cours essai, Coline Pierré clame son amour des fins heureuses et ambitieuses, des comédies romantiques, des sentiments positifs qui apaisent le monde.

J’ai lu cet ouvrage une première fois l’hiver dernier, et à plusieurs reprises depuis (il a d’ailleurs longtemps traîné au pied de ma table de chevet). J’ai du mal à trouver comment en parler, tant ces quelques dizaines de pages m’ont transportée.

J’aime les fins heureuses; les œuvres de fiction qui m’ont le plus marquée – que ce soit en littérature, au cinéma, ou même en matière de séries TV – ont toutes une fin heureuse. Même lorsque j’ai pleuré des litres au fil du récit (mon conjoint peut en témoigner: je pleure facilement lorsque je lis, qu’on regarde un film ou une série), même lorsque les personnages ont été confronté à des pertes et à des choix douloureux. Coline Pierré l’explique très bien dans son livre: une fin heureuse n’est ni niaise, ni facile. Une fin heureuse ne veut pas forcément dire « ils vécurent heureux pour l’éternité et plus jamais rien de mal de leur arriva »; une fin heureuse, c’est le constat de ce que les personnages ont appris, de la manière dont ils ont évolués. C’est l’espoir d’un avenir possible.

Au delà de la fiction, ce livre est une ode à l’idéalisme en général. Si Coline Pierré érige en acte politique le fait d’imaginer des fins heureuses, c’est parce que la résignation et le fatalisme nous poussent à l’inertie, à nous complaire dans la médiocrité et à accepter les règles d’une société inacceptable. On a besoin de croire en la possibilité d’un monde plus juste, de relations réellement épanouissantes, et en notre propre capacité à devenir des personnes meilleures.

Elle évoque également le fait que si les fins heureuses, le romantisme et l’optimisme sont si souvent moqués et méprisés, c’est parce qu’ils sont associés au féminin et considérés comme des faiblesses. On nous dit que le monde, le vrai, est dur et cruel. On valorise le cynisme et la violence, en les présentant comme intrinsèques à l’humanité et donc inéluctables. En réponse à cette vision pessimiste et conservatrice, Coline Pierré appelle à revendiquer et à universaliser les valeurs dites féminines, à reconnaître la force que nous donnent la gentillesse, la douceur et l’empathie, et à les envisager « comme une solution à la violence du monde ».

Une fin heureuse n’est pas une fin où tout se résout, c’est une fin qui ouvre une porte vers le possible, c’est l’esquisse d’un futur.

[…]

Une fin heureuse n’est pas non plus une fin au rabais. Au contraire, c’est le plus ambitieux des objectifs : permettre à son personnage de s’en sortir, l’accompagner jusqu’à un avenir possible. Au fond, il serait bien plus facile de le laisser sur le bas-côté, de l’abandonner à son infortune, à sa tristesse ou à sa soumission plutôt que de l’aider à se relever. De le faire capituler, échouer à être celui qu’il voudrait être, à vivre ce qu’il voudrait vivre ou à dire ce qu’il voudrait dire.

Offrir une fin heureuse à un personnage malheureux, c’est faire acte de désobéissance.

*

Je veux écrire des livres qui donnent de l’espoir et de l’énergie, des livres qui sont des amis et des compagnons, des amours et des modèles, des livres qui donnent envie d’agir, d’être de meilleures personnes et de mettre sens dessus dessous le monde. Des livres lumineux et idéalistes.

Je ne sais pas si j’y parviendrai, mais je ne vais pas me censurer parce que l’échec est possible, parce que l’échec est probable.

C’est mon ambition que de donner de l’ambition.

Chez soi, Mona Chollet

Chez soi by Mona Chollet

« Le foyer, un lieu de repli frileux où l’on s’avachit devant la télévision en pyjama informe ? Sans doute. Mais aussi, dans une époque dure et désorientée, une base arrière où l’on peut se protéger, refaire ses forces, se souvenir de ses désirs. Dans l’ardeur que l’on met à se blottir chez soi ou à rêver de l’habitation idéale s’exprime ce qu’il nous reste de vitalité, de foi en l’avenir.

Ce livre voudrait dire la sagesse des casaniers, injustement dénigrés. Mais il explore aussi la façon dont ce monde que l’on croyait fuir revient par la fenêtre. Difficultés à trouver un logement abordable, ou à profiter de son chez-soi dans l’état de « famine temporelle » qui nous caractérise. Ramifications passionnantes de la simple question « Qui fait le ménage ? », persistance du modèle du bonheur familial, alors même que l’on rencontre des modes de vie bien plus inventifs… ».

Encore un livre qui fait partie de mes préférés au monde, et dans lequel j’ai adoré me replonger en ce printemps confiné. C’est également un livre dont il m’est très difficile de parler de manière concise, tant les sujets abordés par Mona Chollet sont variés et englobent une multitude de thématiques qui me parlent toutes plus les unes que les autres. C’est une des richesses de cet essai, et une des raisons pour lesquelles je l’aime tant: à chaque relecture, complète ou partielle, j’y (re)découvre de nouvelles idées et je constate que les passages qui m’avaient le moins intéressée la fois précédente retiennent cette fois-ci toute mon attention.

Le premier chapitre évoque le bonheur simple de rester chez soi, dans une société où il n’est bien vu ni d’être casanier, ni d’aimer ne rien faire. Se tenir un peu à l’écart du tourbillon de la vie sociale et en refuser les injonctions; se calfeutrer dans son canapé ou dans son lit; lire un livre, dessiner pour le simple plaisir de dessiner, écrire quelques mots dans un journal; cuisiner son plat préféré et le savourer avec un verre de vin, en pyjama, devant un film; retrouver avec bonheur son appartement au retour des vacances. Reprendre des forces pour mieux affronter le monde. Se reposer, vraiment.

Mais avant de pouvoir se délecter de ces heures délicieuses passées dans le confort de son logement, encore faut-il en avoir un, et encore faut-il avoir le temps d’en profiter. À partir de la thématique du foyer, du chez soi, Mona Chollet tire une réflexion profondément politique, anticapitaliste et féministe.

Un logement décent où dormir en sécurité, du temps pour soi et pour ses proches, la possibilité de se consacrer à des activités enrichissantes pour soi-même et pour la société: rien de tout ça ne devrait être un privilège, et pourtant combien de gens en sont privés, malgré la richesse de nos sociétés dites modernes ? On aurait les moyens de ne plus se tuer – littéralement dans bien des cas – au travail, de ne plus vivre dans des logements minuscules et insalubres, de ne plus s’inquiéter de savoir comment on va payer ses courses ou un traitement médical. On devrait pouvoir s’affranchir de ces métiers vides de sens qui n’apportent rien de positif à la société et perpétuent l’exploitation des travailleurs pauvres et des ressources naturelles. On devrait pouvoir refuser franchement des emplois dégradants ou trop mal rémunérés, s’engager dans des activités épanouissantes et utiles, privilégier notre santé et nos relations avec nos proches. Les métiers difficiles mais indispensables devraient être valorisés plutôt que méprisés et considérés comme des preuves d’échec social.

Et une fois qu’on dispose d’un logement, quelle possibilité avons-nous de l’habiter réellement, quand on passe 12h par jour hors de chez nous, quand notre cerveau est accaparé par les problèmes matériels du quotidien ? Quelle place laissent nos sociétés capitalistes au repos et à l’oisiveté ? Quelle valeur accorde-t-on a des occupations qui ne produisent rien et qui n’ont aucune valeur marchande ?

Mona Chollet interroge la place centrale que l’emploi occupe dans nos vies, alors que tant de gens aspireraient à travailler moins – ou différemment –, ou font le constat de combien ils et elles seraient plus à la fois plus heureux et plus utiles si la majorité de leur temps, pendant la majorité de leur vie, n’était pas consacré à leur emploi rémunéré 1. Dans ce monde capitaliste, les rares moments que nous ne passons pas à produire ou à consommer sont un affront, et le simple fait de dormir devient un acte de résistance.

En vrac, elle parle également: du fait qu’une part importante de la population – les hommes et les riches – se désinvestit de l’entretien de son foyer et attend d’une autre personne – compagne, mère ou femme de ménage – qu’elle nettoie sa crasse, afin de pouvoir se consacrer à des tâches plus valorisées; du mythe de la fée du logis et du bonheur familial, martelés dans la tête des femmes à grand renfort de presse féminine et de comédies romantiques; de modes de logements alternatifs, des possibilités existantes pour que nos loyers ne servent plus à enrichir des propriétaires privés; de l’aménagement du coin lecture idéal; de la manière dont Internet et les réseaux sociaux nous offrent autant d’outils d’apprentissages et d’expression que de sources de distraction, mais également de l’intelligence collective et de la mise en commun d’idées qu’ils rendent possible, et de la richesse des échanges qui y naissent; du manque d’espace dans les villes; d’architectes égocentriques qui pensent les maisons qu’ils créent comme des œuvres d’art, sans se soucier de savoir si elles sont habitables; de ceux qui au contraire tentent de composer avec le manque de moyens financiers pour penser des habitations qui répondent aux besoins essentiels de leurs habitant·es.

La plume de Mona Chollet est toujours un bonheur à lire. J’aime la clarté et la fluidité de son style, la subtilité de son humour, la manière dont elle organise des idées complexes et partage ses expériences personnelles tout en fournissant une multitude de sources différentes que l’on peut, ou non, explorer. Chacun de ses essais m’amène à de nombreuses réflexions, à de nouveaux questionnements, qui sortent parfois du cadre du livre lui-même.

La société continue de prendre cette revendication comme un affront. Vouloir rester chez soi, s’y trouver bien, c’est dire aux autres que certains jours – certains jours seulement –, on préfère se passer de leur compagnie ; et cela pour se consacrer à des occupations ou, pire, à des absences d’occupation qui leur paraîtront incroyablement vaniteuses ou inconsistantes. Qui oserait refuser une invitation en expliquant en toute simplicité qu’il est mieux chez lui ? On le jugera capricieux, snob, égoïste ; on l’accusera de jouer les divas, on se demandera pour qui il se prend. Mieux vaut trouver une excuse plus solide : on a du travail, on est un peu malade…

*

Résister au capitalisme en dormant: dans ce monde exténué, impossible de balayer l’idée d’un revers de main. « Étant donné sa profonde inutilité et son caractère essentiellement passif, le sommeil, qui a aussi le tort d’occasionner des pertes incalculables en termes de temps de production, de circulation et de consommation, tiendra toujours en échec les exigences de l’univers du vingt-quatre heures sur vingt-quatre/sept jours sur sept », écrit Crary. Il est une « dernière frontière » à défendre et à protéger en connaissance de cause, et sur laquelle camper avec délice.

Limoges pour mourir by Pauline Harmange

« Anaïs est une jeune femme éteinte et sans projets qui se laisse porter par une vie fade ponctuée des douleurs de sa maladie chronique. Quand elle perd successivement son emploi et l’homme de sa vie, elle décide de partir à Limoges, dont on lui a vanté la tristesse, pour s’y suicider. »

En avril dernier, au début du confinement, Pauline Harmange a décidé de publier chaque jour un chapitre du roman qu’elle a écrit à l’occasion du NaNoWriMo, sur un site dédié dont l’accès était gratuit (le roman y est toujours accessible, en contrepartie d’un don d’au moins 1€ sur Tipeee – croyez-moi, ça le vaut très largement). Rapidement, la lecture de Limoges pour mourir est devenu un de mes petits rituels quotidiens préférés en cette drôle de période.

Je lis le blog de Pauline, Un invincible été, depuis de nombreuses années, et elle fait partie des personnes que j’aime le plus lire sur Internet. Ses mots sont à la fois doux et puissants, sa plume fluide, précise et poétique, et elle sait aborder les sujets dont elle choisit de parler avec beaucoup de justesse et de sensibilité.

Contrairement à ce que le titre et ce bref résumé laissent penser, Limoges pour mourir n’est pas une histoire triste. Enfin si, certains passages sont même déchirants; mais avant tout, c’est une histoire qui parle de courage, d’apprentissage, de résilience et d’amour des autres aussi bien que de soi-même. J’ai ressenti un profond attachement pour Anaïs, ainsi que ceux et celles qui gravitent autour d’elle: sa sœur Camille, Hémon (c’est assez rare que j’apprécie autant un personnage masculin), la merveilleuse Madame Conti. Des personnages secondaires qui ne sont d’ailleurs pas juste là pour faire du remplissage ou servir de faire-valoir; chacun·e a sa propre histoire, ses propres démons à combattre, son propre cheminement. Les relations qui les unissent sont le pilier du roman, qui leur permettront à tous et toutes d’avancer et d’entamer la guérison de leurs blessures.

Sans trop en dire, j’aimerais ajouter un petit mot sur la fin du roman, que j’ai trouvé absolument parfaite. Pour un tas de raisons, je suis souvent déçue par la fin des fictions que je lis; j’ai aimé celle-ci à la folie. Elle m’a rempli le cœur de joie et les yeux de larmes, c’était doux et beau et plein d’espoir, à l’image du reste de cette très belle histoire ♥︎

Il y a quelque chose de masochiste d’un peu fou, dans le désir de tatouage. Je savais très bien que ça me ferait un mal de chien. Je savais aussi que je résisterais à la douleur sans rechigner. A l’origine de ce pari avec moi-même, il y avait une volonté ténue mais tenace de la contrôler, cette douleur. Parce que mon corps, loin d’être douillet, est sujet à toutes sortes de maux, et comme de bien entendu, je n’en contrôle aucun – même mes oreilles percées l’ont été à un âge trop tendre pour être volontaire. C’est une profonde lassitude mêlée d’un peu de fureur qui m’a conduite, moi, une jeune femme bien sous tout rapport, à m’infliger en toute conscience la douleur d’un tatouage.

*

Les événements n’ont que la valeur qu’on leur prête. Il m’est resté de cet après-midi une femme-laurier blottie tout contre moi, l’impression parfois en la regardant de sentir à nouveau les doigts caoutchoutés d’Yvain tendre ma peau avant de la piquer, et cette phrase qui a continué de me hanter: « Limoges, c’est une ville où l’on va pour mourir. »

La Cinquième Saison, N. K. Jemisin

Les livres de la Terre fracturée, tome 1: La Cinquième Saison by N. K. Jemisin

Essun, Damaya et Syénite vivent sur une planète ravagée par les cataclysmes, où des civilisations entières disparaissent régulièrement, victimes d’hivers interminables, les « cinquièmes saisons ». Toutes trois sont des Orogènes: elles détiennent le pouvoir d’interagir avec les éléments, de causer aussi bien que d’empêcher les séismes et les éruptions volcaniques qui font trembler la terre. Dans ce monde où la survie de l’humanité ne tient qu’à un fil, les Orogènes sont craints, traqués, exploités, parfois exterminés.

Nous suivons tour à tour ces trois femmes dans leur histoire personnelle. Essun est une femme d’une quarantaine d’années, mariée à un homme à qui elle a réussi à dissimuler son orogènie et avec qui elle a eu deux enfants, tous deux héritiers du pouvoir de leur mère. Alors qu’une cinquième saison est en train de débuter, Essun découvre le cadavre de leur fils de trois ans, assassiné par son propre père qui a ensuite prit la fuite en enlevant leur fille aînée. Malgré le nuage de cendres qui commence à s’étendre sur tout le continent, Essun se lance à leur poursuite, déterminée à retrouver sa fille et à faire payer son crime à son mari.

Damaya, dix ans, a été vendue par ses parents au Fulcrum, une institution gouvernementale qui éduque les jeunes Orogènes afin de contrôler leur pouvoir et de les exploiter à son avantage. Syénite y a achevé sa formation depuis quelques années. Désormais une Orogène Impériale considérée comme très prometteuse, elle est placée sous la responsabilité d’Albâtre, l’Orogène le plus gradé du Fulcrum, qu’elle doit assister dans ses missions et avec qui elle doit concevoir un enfant.

Il m’a fallu un peu de temps pour entrer dans l’univers de La Cinquième Saison, tant celui-ci est dense, avec beaucoup de vocabulaire et de codes à assimiler. Arrivée environ à un tiers de ma lecture, j’ai d’ailleurs réalisé qu’on trouve à la fin du livre un glossaire fort utile, que je conseillerais de lire avant de se plonger dans le roman.

Une chose qui me semble également importante à mentionner, c’est qu’il s’agit d’un roman très sombre. L’autrice n’est vraiment pas tendre avec ses personnages, on assiste à des scènes de torture, à des meurtres, à de la violence physique et psychologique sur des enfants. Ce n’est jamais gratuit, on n’est pas non plus dans un voyeurisme malsain, mais j’ai trouvé certains passages vraiment éprouvants à lire. D’autant plus que ce premier tome offre assez peu de lueurs d’espoir, on en prend vraiment plein la figure.

J’aurais donc du mal à dire qu’il s’agit d’une lecture agréable et que j’ai passé un bon moment, mais il n’empêche que j’ai dévoré ce bouquin et enchaîné les pages avec une certaine avidité. L’alternance des points de vue d’un chapitre à l’autre fonctionne toujours très bien avec moi, et j’ai trouvé que N. K. Jemisin maîtrise très bien ce type de narration. C’est rythmé, bien construit, j’avais hâte de retrouver les autres personnages là où je les avais laissé, sans pour autant vouloir quitter celui que je suivais.

Les personnages constituent pour moi la plus grande qualité du roman. J’ai aimé leur diversité, leur complexité. Au cœur de l’histoire, on a trois femmes courageuses et déterminées, mais aussi vulnérables, sans que ça soit une faiblesse. N. K. Jemisin a intégré à son roman principalement des personnages racisés ainsi que de nombreux personnages LGBT+, qui sont représentés sans stéréotypes. Les différentes orientations sexuelles sont montrées comme parfaitement naturelles, personne ne s’étonne de voir des couples non hétéro. Idem pour la transidentité d’un des personnage; c’est mentionné rapidement, sans que ça devienne sa caractéristique principale. Il y a une vraie richesse dans leur construction psychologique, dans l’histoire de chacun et chacune.

Une richesse qu’on retrouve dans l’univers dans lequel ils et elles évoluent. L’autrice distille les informations nécessaires à en comprendre les codes avec parcimonie au fil du récit, c’est parfois déstabilisant voire un peu frustrant, mais ça rend aussi la narration très fluide et organique. N. K. Jemisin mélange avec beaucoup d’habileté des éléments de science-fiction, d’anticipation dystopique et de fantasy, avec des thématiques très actuelles: inégalités sociales et exploitation d’une partie de la population, problématiques environnementales. L’autrice n’entre pas (encore ?) dans les détails de ce qui a rendu la terre inhospitalière, littéralement révoltée contre l’humanité, mais on comprend qu’il s’agit d’une punition pour les méfaits que les humains lui ont trop longtemps infligé. Comment ne pas faire le parallèle avec la manière dont notre espèce exploite sans fin les ressources de notre propre planète ?

Une lecture pas toujours facile, donc, mais vraiment fascinante pour plein de raisons. Je n’ai pas encore lu les tomes 2 et 3, je compte m’y mettre prochainement, en espérant d’ailleurs que la suite apportera quelques éléments de réponses aux nombreux mystères qui restent non résolus à la fin du premier tome.

À en croire la légende, le Père Terre ne détestait pas la vie, à l’origine.

Les mnésistes racontent même qu’Il a fait tout Son possible pour en faciliter l’émergence déconcertante à Sa surface, il y a de ça très, très longtemps. Il a conçu des saisons prévisibles et régulières; Il a veillé à ce que les vents, l’océan, les températures changent assez lentement pour que le moindre être vivant puisse s’adapter, évoluer; Il a invoqué des eaux capables de se purifier et des cieux de s’éclaircir après l’orage. Il n’a pas créé la vie – le hasard s’en est chargé –, mais Il l’a trouvée fascinante, Il s’est réjoui de son existence, Il a été fier de S’offrir à une beauté aussi étrange et indépendante.

Et puis les hommes se sont mis à Lui infliger des horreurs. Ils ont empoisonné Ses eaux au point qu’Il ne pouvait plus Lui-même les purifier, et ils ont tué une bonne partie des autres vies qui s’épanouissaient à Sa surface. Ils ont percé la croûte de Sa peau et se sont enfoncés dans le sang de Son manteau pour accéder à la moelle suave de Ses os.

Comment je suis devenue anarchiste by Isabelle Attard

En 2012, Isabelle Attard est élue au gouvernement français, où elle siègera pendant cinq ans en tant que députée écologiste. Elle voit dans ce mandat l’opportunité de faire évoluer la politique de la région où elle a été élue, et d’y porter ses valeurs de solidarité, d’écologie et de justice sociale.

Si elle parvient, avec son équipe, à mettre en place des expériences positives d’organisation horizontale et de démocratie participative et égalitaire, elle est également confrontée au sexisme de certains de ses collègues, à l’élitisme, au copinage, aux magouilles financières, au libéralisme décomplexé du gouvernement. Peu à peu, l’image positive qu’elle se faisait du système politique français s’écaille, ainsi que sa confiance dans la possibilité de changer ledit système de l’intérieur.

En mai 2017, l’élection d’Emmanuel Macron la plonge dans la déception et la colère. Son propre échec aux élections législatives, un mois plus tard, lui permet d’amorcer un tournant décisif dans son approche de la politique. Pendant deux ans, elle passe par une remise en question totale de ses croyances politiques, qui l’amène à une importante prise de conscience: si on ne peut espérer améliorer le système dans le cadre des institutions en place, peut-être est-il nécessaire de tout déconstruire et de réfléchir à une autre organisation de la société.

« Je ne retiens plus mes larmes. Je ne sais pas, je ne sais plus ce que je vais pouvoir dire aux femmes et aux hommes qui frappent à la porte de mon bureau depuis 5 ans, voulant humblement et dignement sortir de la précarité, demandant un toit, du chauffage, de la justice, de la reconnaissance, du travail, bref, un minimum de décence, de respect et d’humanité.

Depuis 5 ans, je me bats pour eux dans l’hémicycle et en dehors, tout en essayant de rester optimiste et en comptant sur les élections de 2017.

Il y a quelques heures, vous, Emmanuel Macron, amené par Messieurs Hollande, Attali, Jouyet et consorts, êtes arrivé en tête du 1er tour de l’élection présidentielle. Vous êtes le sage représentant du CAC 40, des multinationales, des banques, des patrons de presse, des sondeurs, du Siècle, du groupe Bilderberg 2, bref du gratin de l’oligarchie capitaliste et de la multitude de lobbyistes qui leur sert de cour.

Chapeau bas, le coup d’état démocratique et médiatique a extrêmement bien fonctionné. Le plan s’est déroulé sans accroc et Mme Le Pen est au second tour comme prévu.

Mais, les précaires, les chômeurs pour cause de délocalisations à l’étranger, les étudiants sans ressources, les vieux dans les mouroirs des maisons de retraite décrépies, les soignants et les enseignants en burn-out, vous allez leur dire quoi Monsieur Macron? D’aller s’acheter un costume ou bien leur conseiller de devenir millionnaire ?

Si j’ai pleuré, c’est parce que je sais que vous n’allez surtout pas vous battre pour eux, vous n’allez pas les protéger, bien au contraire. Vous protégerez par contre vos amis et rendrez des services loyaux en retour, à tous ceux qui vous ont permis d’être élu.

Vous n’avez également que faire de la transition écologique et de l’agriculture paysanne, notre souveraineté alimentaire passe bien après les intérêts des vendeurs de pesticides. Et vous n’avez aucunement l’intention d’imiter les islandais réécrivant leur constitution après avoir sanctionné les banquiers escrocs. Vous avez magnifiquement utilisé les ressorts de cette cinquième République, pourquoi donc en changer ?

Mais là Monsieur Macron, mes larmes ont séché. Car voyez vous, je n’ai pas été élue pour ça, pour applaudir avec la meute à la réussite de ce plan. Et si je suis réélue à l’Assemblée au sein d’un archipel de députés citoyens, vous nous trouverez sur votre chemin et sur celui de Madame Le Pen.

Nous ne serons pas isolés car nous sommes déjà des millions et nous sommes une tribu. La tribu de ceux qui construisent une société juste, coopérative, accueillante et écologiste. Et nous la construirons avec ou sans vous. »

Ces mots, Isabelle Attard les publie sur Facebook au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle française, en avril 2017. Ils servent également d’introduction à son essai qui retrace l’évolution de ses idées politiques avant, pendant et après son mandat.

À travers son propre parcours, elle offre une porte d’entrée très accessible à la pensée anarchiste. On y trouve quelques éléments théoriques et historiques, sans toutefois qu’elle n’entre trop dans les détails. Elle mentionne en revanche de nombreux ouvrages et documentaires, ainsi que plusieurs figures marquantes des mouvements ouvriers et populaires, et nous donne ainsi de nombreuses pistes à suivre si on souhaite creuser le sujet.

Au début de son cheminement, Isabelle Attard s’interroge sur les raisons pour lesquelles elle a mit autant de temps – elle avait 48 ans au moment où elle a amorcé ce qu’elle appelle sa « déconstruction-reconstruction politique » – avant de s’intéresser à l’anarchisme et à se revendiquer anarchiste. Comment a-t-elle pu ignorer si longtemps un mouvement dont les valeurs sont aussi proches des siennes, et dont elle avait plutôt une image négative ? Ce qu’elle constate alors, c’est une éradication systématique des anarchistes dans l’enseignement de l’histoire moderne – « l’histoire de l’anarchie et des anarchistes nous fait comprendre à quel point l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs » –, et l’évitement du mot lui-même pour désigner des expérimentations sociales riches et positives.

Dans l’inconscient de la plupart d’entre nous, ce mot, anarchie, est devenu synonyme de chaos, d’attentats, ou tout du moins d’un désordre absolu. Or, c’est tout le contraire !

Le chaos, c’est la définition qu’accordent à l’anarchie la plupart des dictionnaires modernes: « état de trouble », « désordre dû à l’absence d’autorité politique », « désordre, manque d’organisation », « absence de règles ou de lois ». Si on s’intéresse à l’étymologie du mot, il désigne simplement l’absence de pouvoir – selon la même construction que « monarchie » désigne un pouvoir détenu par une seule personne. En tant que système politique, l’anarchie n’implique donc pas l’absence d’ordre et encore moins l’absence de lois, mais l’absence de domination et de hiérarchie entre les individus 3.

Pour appuyer ses propos, Isabelle Attard consacre la troisième partie de son livre à des exemples concrets d’application des valeurs anarchistes dans la société – généralement réprimées tôt ou tard par des régimes avides de pouvoir, peu importe d’ailleurs leur orientation politique. J’ai trouvé ce chapitre passionnant, instructif et exaltant. Il m’a aussi fait prendre conscience de la difficulté qu’on peut avoir à imaginer un modèle de société différent de celui qu’on connait, et de l’efficacité du lavage de cerveau collectif que le capitalisme est parvenu à opérer. Elle mentionne des expériences sociales menées à différentes échelles, de l’usine autogérée à l’organisation autonome de régions entières pendant plusieurs mois voir plusieurs années, et à différentes périodes depuis le début du 20e siècle jusqu’à nos jours. Elle tire également des parallèles indispensables entre l’anarchisme, le féminisme, l’écologie – et je pense qu’on peut y ajouter tous les mouvements et courants de pensée visant à abolir une forme de domination.

J’ai beaucoup apprécié la sincérité et l’enthousiasme avec lesquels Isabelle Attard livre son témoignage. Son livre nourrit mon besoin de croire en une possibilité de changer le monde et m’a donné envie de poursuivre ma propre « déconstruction-reconstruction » politique.

J’en profite d’ailleurs pour mentionner quelques références pour aller plus loin sur le sujet de l’anarchisme:

Notes et références

  1. « C’est confirmé: je suis plus utile au chômage » – Jérôme Choain, mars 2016
  2. Le Siècle et le groupe Bilderberg sont deux « clubs » réunissant des dirigeants politiques, économiques et médiatiques, français pour le premier, européens et étasuniens pour le second. Ils ont la particularité de tenir leurs réunions dans une très stricte confidentialité qui alimente beaucoup de théories du complot et ne laisse rien présager de très positif sur la nature des décisions qui y sont prises (alors que si ça se trouve, ils font juste des concours de qui a la plus grosse).
  3. Définition proposée par le dictionnaire politique La Toupie: « L’anarchie est un système politique qui vise à l’émancipation de toute autorité ou tutelle gouvernementale. L’État est considéré comme n’étant pas nécessaire et aucun individu ne se trouve sous la domination d’un autre (absence de hiérarchie entre les hommes). Le système social anarchique est fondé sur la libre entente des différentes composantes de la société. » – toupie.org

6 commentaires

  1. L&T

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    Toutes ces lectures me tentent beaucoup. Je suis très intriguée par « Éloge des fins heureuses ». Je veux également lire Mona Chollet depuis un bout de temps déjà…

    1. Aline

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      « Éloge des fins heureuses » est vraiment une petite pépite, un livre très atypique qui fait beaucoup de bien (je dois dire que j’aime beaucoup la ligne éditoriale des éditions Monstrograph).

      Et je ne peux que te conseiller très chaleureusement de découvrir les livres de Mona Chollet, « Chez soi » et « Sorcières » font partie des livres qui m’ont le plus marquée ces dernières années.

  2. Irène

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    Merci pour ces retours détaillés sur tes lectures, ça fait du bien de lire des longs formats et de sortir d’instagram (d’ailleurs il faut que je revienne davantage aux blogs je le réalise !)
    J’ai aussi lu Limoges pour mourir pendant le confinement, et Eloge des fins heureuses beaucoup plus récemment ! Je l’ai trouvé lumineux, et il y a des échos dans le livre de Pauline (mais je n’en dis pas plus)

    1. Aline

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      Merci à toi pour ton petit mot ! J’ai vraiment un faible pour le format blog pour tout ce qui est écrit, aussi bien pour mes propres publications qu’en tant que lectrice. Instagram a l’avantage de pouvoir toucher facilement plein de monde – enfin pour autant que l’algorithme le veuille bien. Au final on ne maîtrise pas grand chose, c’est hyper compliqué de retrouver une publication plus ancienne, … Instagram est très pratique pour plein de raisons, mais ça me chagrine toujours un peu de voir des blogs que j’affectionne délaissés au profit des réseaux sociaux.

      J’avais acheté et lu une première fois « Éloge des fins heureuses » justement après une review de Pauline sur Goodreads, et effectivement à plusieurs reprises j’ai repensé aux mots de Coline Pierré en lisant « Limoges pour mourir ». J’espère qu’il sera édité un jour, c’est un roman magnifique qui mérite d’être lu par plein de monde <3

  3. Laurelas

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    Merci pour ces reviews qui m’ont donné envie de découvrir tous les livres que je ne connais pas encore – il n’y a que le Mona Chollet que j’ai lu et adoré, pour toutes les raisons que tu as évoquées aussi 🙂

    1. Aline

      Répondre

      Merci beaucoup pour ton commentaire, et contente que mes reviews t’aient plu <3

      J'espère que si tu lis certains des livres que je mentionne dans ce billet ils te plairont autant qu'à moi 🙂

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